Mujeres de letras: pioneras en el arte, el ensayismo y la educación
BLOQUE 1. Ensayistas y Literatas

Christine de Pizan ou l’Écriture au féminin au Moyen Âge

Emma Bahíllo Sphonix-Rust

Universidad de Valladolid

Résumé: Christine de Pizan (1364-1430) est considérée comme la première intellectuelle du monde occidental. Veuve, elle est contrainte d’écrire pour survivre. Ainsi devient-elle, selon les mots de Françoise Autrand, « une vraie professionnelle de la plume ». Auteure très prolifique, elle est d’abord poétesse –elle compose ballades et rondeaux– puis épistolière –Lettres du débat sur le Roman de las rose–, pour écrire ensuite des œuvres où elle défend la cause des femmes comme le Livre de la cité des dames (1404-1405) ou encore le Livre des trois vertus (1405-1406). C’est ainsi qu’une voix féminine surgit dans cet espace public, exclusivement réservé à l’homme. Pour notre contribution, nous nous intéresserons à ces deux derniers ouvrages, à travers lesquels nous proposerons une (re)lecture des la littérature au féminin au cœur de la société médiévale, caractérisée par la domination masculine.

Mots-clés: Moyen-Âge ; Femme-écrivain ; Christine de Pizan ; Éducation ; Misogynie ; Féminisme

La réussite d’une Christine de Pisan est une chance surprenante : encore fallut-il qu’elle fût veuve et chargée d’enfants pour se décider à gagner sa vie de sa plume.

Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe.

1. Introduction

« Célèbre mais méconnue, illustre mais méprisée ». Voilà ce qu’affirme Thérèse Moreau (2003 :14) à propos de Christine de Pizan. Les efforts de ces dernières décennies ont sans aucun doute contribué à mieux connaître notre première femme des lettres. Toutefois, il est nécessaire de poursuivre ce travail de recherche car il est loin d’être achevé.

Christine de Pizan est l’auteure d’une œuvre vaste et hétéroclite:

Elle manie aussi bien la prose que le vers. Poétesse, elle a composé des ballades (dont les Cent ballades d’amant et de dame), des rondeaux, des virelais, des épîtres d’inspiration variée (Epistre au Dieu d’Amour, en 1399 ; Epistre Othea, texte savant qui glose diverses histoires mythologiques sous la forme d’une lettre de la déese Othéa à Hector ; Epistre à la reine Isabeau, à caractère politique, etc.) Femme de savoir, qui revendique la recherche de la sagesse, elle compose des oeuvres en vers ou en prose qui se veulent une réflexion sur la marche du monde (Livre du chemin de longue estude, en 1402-1403 ; [...] sur la royauté (Livre des fais et bonnes meurs du sage roy Charles V, 1404 ; Livre du corps de Police, entre 1404 et 1407) (Boutet 2003 : 118).

Parmi cette imposante production, nous nous arrêterons tout particulièrement sur deux ouvrages qui traitent de la cause de femmes. Le Livre de la Cité des dames est un récit allégorique où trois Vertus –Raison, Droiture et Justice– se manifestent dans l’étude de Christine1 puis décident de construire une cité imprenable seulement pour les femmes. Le Livre des trois vertus ou Trésor de la cité des dames est considéré comme la suite de la Cité des dames. Il s’agit d’un ouvrage pédagogique où l’on donne des conseils aux futures habitantes de la cité bâtie.

Pour bien comprendre la portée de l’œuvre de Christine de Pizan il faut s’attarder sur son contexte de production.

Dans la société où elle vit il n’existe qu’une autorité : l’homme. Cet aspect du Moyen Âge a été étudié par Georges Duby (2010), ce qui lui amène à affirmer que le Moyen Âge est masculin. En effet, la société du Moyen Âge se construit sur la suprématie de l’homme: « Incontestablement, la société médiévale est une société d’hommes, ou plutôt fortement marquée par les hommes ; tout ce qu’elle a produit porte le sceau de la prédominance, des rivalités et des préjugés masculins » (Snyder 2000 : 86). L’image et la perception de la femme se fait donc à travers le regard masculin ; « on les connaît », comme le remarque Henri Martin, « à travers la parole des hommes, leurs pères naturels et leurs pères spirituels, les gardiens vigilants de leurs corps et de leurs âmes » (Martin 1996 : 406).

Le modèle féminin prôné au Moyen Âge est défini par Georges Duby comme «pia filia, morigera conjunx, domina clemens, utilis mater. Fille, épouse, dame et mère» (Duby 1981: 248). De cet extrait on peut conclure que la femme n’existe que par rapport à l’homme : le père d’abord et ensuite l’époux.

La femme occupe donc une position de subordination. Cette théorie de la subordination de la femme trouve son origine dans le récit biblique de la Création : Adam a été créé le premier et Ève de sa côte. De ce fait naît l’inégalité entre les sexes. Christine s’exprime sur ce récit et affirme que c’est la femme qui a été conçue la première en Paradis terrestre :

De la Bible, qui ne puet mençonge estre,

Nous racontent qu’en Paradis terrestre

Fu formée femme premierement

Non pas l’omme ; mais du decevement, (Christine de Pizan 1891 : 20)

Pour Christine de Pizan la différence entre les sexes répond à une construction sociale et arbitraire, s’éloignant ainsi des théories scholastiques. Elle nous présente son interprétation de la Genèse:

Car Dieu tout-puissant, en l’essence de sa pensée divine, avait de toute éternité l’Idée d’homme et de femme. Et quand ce fut sa sainte volonté de tirer Adam du limon de la terre au champ de Damas et qu’il l’eut fait, il l’emmena au paradis terrestre, qui était et demeure l’endroit le plus digne en ce bas monde. Là il l’endormit et forma le corps de la femme d’une de ses côtes, signifiant par là qu’elle devait être à ses côtés comme une compagne, et non point à ses pieds comme une esclave –et qu’il devait l’aimer comme sa propre chair. Le Souverain Ouvrier n’aurait pas honte de créer et de former le corps féminin, et la Nature, elle, s’en effaroucherait ? [...] Je ne sais si tu t’en rends compte; elle fut formée à l’image de Dieu. Oh ! Comment se trouve-t-il des bouches pour médire d’une marque si noble ? Mais il y a des fous pour croire, lorsqu’ils entendent dire que Dieu fit l’homme à son image, qu’il s’agit du corps physique. Cela est faux, car Dieu n’avait point encore pris corps humain ! Il s’agit de l’âme, au contraire, laquelle est consciente réfléchissante et durera éternellement à l’image de Dieu. Et cette âme, Dieu la créa aussi bonne, aussi noble, identique dans le corps de la femme comme dans celui de l’homme (Christine de Pizan 2000 : 54-55).

Christine de Pizan ne conçoit nullement la relation masculin-féminin comme un rapport inégalitaire où l’homme se situe en haut et la femme en bas, c’est-à-dire qui se dessine sur l’axe vertical. Cette conception spatiale nous permet de rappeler que la puissance masculine se double de la conception valorisante du haut, tandis que la faiblesse de la femme est reliée au mépris du bas. Christine de Pizan les place dans l’axe vertical : c’est ainsi qu’il n’existe pas de soumission. Homme et femme se disposent l’un à côté de l’autre ; ils sont différents mais égaux.

2. Christine de Pizan : femme et écrivain.

Il n’est pas étonnant qu’une femme qui échappe à ce modèle imposé soit blâmée, d’autant plus qu’elle s’aventure dans une entreprise où la femme est exclue. Cette image négative de la femme qui ose écrire va perdurer tout le long des siècles. L’image que l’on a reçue de Christine de Pizan a dû supporter le poids des préjugés masculins car, rappelons-le, l’écriture appartient aux hommes et la lecture aux femmes. C’est ainsi que l’on peut lire dans un manuel du XIXe siècle:

Bonne fille, bonne épouse, bonne mère, du reste un des plus authentiques bas bleus qu’il y ait dans notre littérature, la première de cette insupportable lignée de femmes auteurs, à qui nul ouvrage sur aucun sujet ne coûte, et qui, pendant toute la vie que Dieu leur prête, n’ont affaire que de multiplier les preuves de leur infatigable facilité, égale à leur universelle médiocrité » (Lanson 1952 : 166-7).

Il est indispensable de rendre justice à Daniel Poirion, à Pierre le Gentil ou encore à Dominique Boutet d’avoir reconnu sa valeur:

Mais c’est avec Christine de Pizan [...] que s’impose une véritable personnalité dont la vie est indissociable de l’œuvre : une personnalité féminine, qui fait de sa condition de femme le centre de son œuvre, aussi bien dans ses ballades (sur sa tristesse d’être veuve, sur sa maternité, etc.) que dans ses écrits d’inspiration politique (Cité des dames) (Boutet 2003 : 28)

Il faut donc se reporter à certains événements autobiographiques de Christine de Pizan pour comprendre beaucoup d’aspects de son œuvre, notamment ceux qui se réfèrent à la féminité.

Le premier témoigne de son attitude, en quelque sorte ambiguë, à propos du rôle de la femme au cœur de la société médiévale : il s’agit de l’éducation des enfants, et plus précisément des filles. Entre ses parents il existe un fort désaccord à ce sujet. D’une part, la volonté de sa mère est que Christine consacre sa vie à la broderie ainsi qu’à la piété, tandis que son père souhaite qu’elle reçoive une instruction. C’est ainsi que dans le Livre de la cité des dames la mère est représentée comme un obstacle :

Ton père, grand astronome et philosophe, ne pensait pas que les sciences puissent corrompre les femmes ; il se réjouissait au contraire –tu le sais bien– de voir tes dispositions pour les lettres. Ce sont les préjugés féminins de ta mère qui t’ont empêchée, dans ta jeunesse, d’approfondir et d’étendre tes connaissances car elle voulait te confiner dans les travaux de l’aiguille qui sont l’occupation coutumière des femmes (Christine de Pizan 2000 : 180).

Cependant, la relation père-fille est essentielle dans ce domaine, comme en témoigne l’histoire d’Hortense que l’on retrouve dans le Livre de la cité des dames :

Quintus Hortensius, qui était à Rome un grand rhétoricien et un orateur accompli [...] avait une fille appelée Hortense qu’il chérissait particulièrement à cause de la vivacité de son intelligence. Il lui fit apprendre les belles-lettres et lui enseigna la rhétorique. Elle excella tant en cette dernière discipline que, d’après Boccace, non seulement elle ressemblait à son père pour l’intelligence, la rapidité de sa mémoire et l’élocution, mais aussi pour l’éloquence et l’art oratoire, si bien qu’elle l’égala en tout (Christine de Pizan 2000 : 179).

L’éducation tient une place remarquable dans l’œuvre de Christine, car c’est là que nous retrouvons l’un des origines de l’inégalité des sexes:

- Ma Dame, si leur esprit est aussi capable d’apprendre et de concevoir que celui des hommes, pourquoi n’apprennent-elles pas davantage ? [...] c’est qu’il n’est pas nécessaire à la société qu’elles s’occupent des affaires des hommes [...] Il leur suffit d’accomplir les tâches ordinaires qu’on leur a confiées. Quant à ce que l’expérience nous apprend, que leur intelligence serait moindre puisque d’ordinaire elles savent moins que les hommes, pense donc aux habitants des campagnes reculées ou des hauts plateaux ; tu m’accorderas que dans plusieurs pays ils sont si simples qu’on les prendrait pour des bêtes. (Christine de Pizan 2000 : 92).

En effet, dans la société médiale les rôles sont clairement répartis : « aux hommes revenait l’action extérieure et publique ; les femmes se trouvaient normalement cantonnées à l’intérieur » (Duby 1986 : 520). Et les tâches qu’on leur assigne sont définies par cet espace, l’accès au savoir n’en fait pas partie.

La question de l’éducation des femmes devient une priorité pour tenter d’ébranler cette distribution des tâches:

Si c’était la coutume d’envoyer les petites filles à l’école et de leur enseigner méthodiquement les sciences, comme on le fait pour les garçons, elles apprendraient et comprendraient les difficultés de tous les arts et de toutes les sciences tout aussi bien qu’eux. Et cela arrive en effet, car, comme je te l’ai indiqué tout à l’heure, les femmes ayant le corps plus délicat que les hommes, plus faible et moins apte à certaines tâches, elles ont l’intelligence plus vive et plus pénétrante là où elles s’appliquent (Christine de Pizan 2000 : 91-92).

Pour mener son combat, Christine de Pizan a recours à la technique de l’exemplum dont la définition est proposée par J-C Schmitt : « un récit généralement bref, donné pour authentique, et mis au service d’une parole –la prédication– pour attester une vérité morale » (1996 : 37). Elle participe de la conception de l’histoire exprimée par Historia magistra vitae, puisqu’elle y puise les exemples de femmes célèbres pour démontrer que la femme est capable de renverser la distribution traditionnelle des tâches. Ce sont donc elles qui deviennent un argument pour répondre aux attaques misogynes :

Mais si l’on voulait prétendre que les femmes ne sont pas assez intelligentes pour apprendre le droit, l’expérience prouve manifestement le contraire. Comme nous le verrons plus tard, on a vu de nombreuses femmes –et l’on en trouve encore de nos jours– qui furent de très grandes philosophes et qui purent maîtriser des disciplines autrement plus difficiles et plus nobles que sont le droit écrit et les statuts des hommes. D’autre part, si l’on voulait affirmer que les femmes n’ont aucune disposition naturelle pour la politique et le pouvoir, je pourrais te citer l’exemple de beaucoup de femmes illustres qui ont régné par le passé. Et afin que tu te pénètres mieux de cette vérité, je te rappellerai encore quelques-unes de tes contemporaines qui, restées veuves, ont si bien dirigé leurs affaires après la mort de leur mari qu’elles fournissent la preuve irréfutable qu’il n’est aucune tâche trop lourde pour une femme intelligente (Christine de Pizan 2000 : 91-92).

Elle-même est cette preuve irréfutable qu’une femme peut assumer aussi bien, voire mieux, qu’un homme les responsabilités qui a priori ne sont pas les siennes, ou plutôt celles que la société lui a réservé.

Elle combat également les préjugés misogynes selon lesquels la femme est un être changeant et frivole :

[…] la constante, la fermeté et le courage des femmes que vous avez citées sont certes étonnants [...] Pourtant les hommes, en particulier dans leurs livres, reprochent encore aux femmes par-dessus tout d’être frivoles, changeantes et légères, de faible tempérament, malléables comme les enfants et entièrement dépourvues de caractère [...] n’as-tu pas toujours entendu dire que le sot voit la paille dans l’œil de son voisin mais n’aperçoit pas la poutre qui est dans le sien ? Je te montrerai quelle est l’inconséquence des hommes quand ils accusent les femmes de légèreté et d’inconstance. C’est un fait qu’ils prétendent tous que la femme est naturellement instable, et puisqu’ils accusent les femmes d’inconstance, l’on devrait supposer qu’ils s’estiment eux-mêmes courageux, ou tout au moins plus que ne le sont les femmes. Mais en réalité, ils exigent des femmes une plus grande constance que la leur, et eux qui se prétendent nobles et vertueux ne peuvent s’empêcher de tomber en maintes erreurs et fautes, et cela non seulement par simple ignorance mais par malice, car ils savent qu’ils se fourvoient. Mais ils se trouvent toujours des excuses disant que l’erreur est humaine. Cependant, qu’une femme commette la moindre incartade, victime qui plus est des manigances perpétuelles des hommes, et les voilà tous prêts à l’accuser d’inconstance ou de légèreté ! (Christine de Pizan 2000 : 190).

Jeune, Christine se marie. Il est bien connu que, dans la société où se situe le récit, la femme au moment du mariage passe de la soumission du père à celle du mari, et le père donne sa fille à qui il le souhaite car «le droit de marier appartenait toujours à un homme, à celui qui détenait le pouvoir dans la maisonnée» (Duby 1981 : 283). Comme il a été dit plus haut, pour le père de Christine « la science et les bonnes mœurs valaient mieux que la richesse » et c’est pour cette raison qu’il choisit pour sa fille « un jeune clerc fraîchement émoulu, venant d’une bonne famille noble de Picardie dont les vertus étaient plus grandes que les richesses » (Christine de Pizan 2001: 98). Comme en témoignent les vers suivants, Christine se marie par amour :

Pour moi, j’en suis sûre,

Il n’avait pas son pareil au monde :

Je ne pourrais raisonnablement imaginer quelqu’un

À tous égards mieux pourvu que lui

De sagesse et de toutes les qualités.

Il m’aimait, et c’est à juste titre

Car toute jeune je lui fus donnée pour épouse.

Ainsi nous avions entièrement réglé

Notre amour et nos deux cœurs,

Mieux que ceux de frère et sœur,

Selon une même volonté

Dans la joie comme dans la peine.

Sa compagnie m’était si charmante

Lorsqu’il était auprès de moi,

Aucune femme n’était

Plus comblée de bonheur ;

[…] Depuis que je fus séparée de lui

Je n’ai pas eu d’autre moitié

Et n’aspire pas à en avoir,

Si sage ou si riche soit-il. (Christine de Pizan 2000: 93-4)

Ce mariage se dissout avec la mort de son mari qu’elle décrit en utilisant l’image de la tempête en mer qui a emporté le conducteur de la nef. « Vesve, seulete et noir vestue » (Christine de Pizan 1891 : 148): c’est ainsi que Christine décrit sa nouvelle condition. Elle doit faire face à sa solitude, et c’est à elle qui revient la responsabilité de réparer et (re)diriger la nef :

Quant ainsi la vi periller,

Moy meismes a appareiller

La pris ; a clous et a mortel

Rejoing les ais et fort martel ;

Mousse vais cueillant sus les roches,

Es fentes la fiche, a grans troches,

Tant qu’estanche la feis assez

Et rejoigny les bors cassez. (Christine de Pizan 1959 : v. 1375–1382, p. 52)

Pour survivre, Christine de Pizan est obligée à consacrer sa vie à l’écriture. C’est ainsi qu’une femme va intégrer un univers qui n’est pas le sien puisque jusqu’à présent il ne l’était qu’aux hommes. Comment au XIVe siècle une femme devient-elle écrivain ? Dans la première partie du Livre de la Mutacion de Fortune Christine subit une transformation en homme, c’est-à-dire une femme qui écrit et qui gagne de l’argent pour faire vivre sa famille ne pouvait être qu’homme :

Vous diray qui je suis, qui parle,

Qui de femelle devins male

Par Fortune, qu’ainsy le voult ;

Si me mua et corps et voult

En homme naturel parfaict ;

Et jadis fus femme, de fait

Homme suis, je ne mens pas (Christine de Pizan 1959: v. 141-147, p.12).

Christine de Pizan vit recluse, certes, mais pour s’adonner corps et âme à l’écriture. Ce statut de femme de lettres est illustré par les miniatures accompagnant les manuscrits où l’auteur apparait accompagnée de livres et d’instruments d’écriture2.

D’après Danielle Bohler (2001) elle devient homme « pour multiplier ces vertus qui n’étaient reconnues qu’à l’Autre, hommes de pouvoir et clercs qui ont osé entreprendre de diffamer et de blâmer sans exception tout le sexe féminin, privilège injuste et invalide de l’autorité et de la parole. Il s’agit du «signifiant d’une légitimité revendiquée à l’égal de celle des hommes qui détiennent sagesse, science et pouvoir, et la métaphore d’une conscience enfin libérée de ses craintes ». Dans ce problème identitaire on peut également lire une recherche de reconnaissance littéraire.

L’importance de l’instruction des filles se traduit en l’écriture d’un ouvrage. En 1405, Christine de Pizan entreprend l’écriture du Livre des trois Vertus. Ce texte peut être classé comme littérature didactique puisque son objectif est d’instruire les femmes. C’est avec ce livre que Christine de Pizan fait preuve d’une grande audace. En effet, elle va rompre avec la tradition des traités pédagogiques. D’abord parce que les femmes qui ont osé écrire dans ce genre sont rares, et ensuite parce que c’était un privilège exclusivement réservé aux laïcs. Cet ouvrage est également novateur dans la mesure où elle s’adresse à toute la communauté féminine. La plupart des traités s’adressent à des femmes nobles, et d’autres moins nombreux, tel Le Mesnagier de Paris, adressent leurs conseils aux femmes bourgeoises. Personne avant Christine de Pizan ne s’était intéressé à l’ensemble des femmes. « Je suis poussée par une intention pure et louable, avec un grand désir d’œuvrer pour le bien et l’honneur de toutes les femmes, qu’elles soient de rang élevé, moyen ou inférieur » écrit-elle au début de l’ouvrage (2006 : 559). Elle abandonne également le classement traditionnel des femmes –établi selon leur rapport au masculin en vierges, épouses et veuves– pour en utiliser un autre selon leur estat. Consciente de la réalité de son époque, elle tient à préciser que son enseignement ne va certainement pas profiter à toutes les femmes de la même manière : « Je suis persuadée qu’il est inutile d’apporter cet enseignement à votre noble personne, qui, grâce à Dieu, est déjà parfaitement instruite et éduquée » (2006 : 560). Ce classement sert également à organiser son discours :

Notre enseignement s’adressera donc d’abord aux reines, princesses et nobles dames, et ensuite, en descendant de degré en degré, nous reprendrons pareillement notre enseignement pour les femmes de toutes les conditions, afin que les connaissances procurées par notre école puissent convenir à toutes (2006 : 562).

3. Conclusion

Christine va défier la mentalité médiévale. Dans la société médiévale on s’efforce à anéantir la femme en l’ancrant dans le mépris et en lui infligeant les pires injures. C’est elle, en tant que fille d’Ève, qui représente une menace pour son équilibre. Exclue de l’espace public, elle se retrouve enfermée dans le foyer. Dans cet univers où l’homme est le maître surgit une voix féminine, celle de Christine de Pizan. Et, « pour la première fois on voit une femme prendre la plume pour défendre son sexe » (Beauvoir 1949 : 177). Peut-être serait-il trop osé de parler de féminisme à son égard, on risquerait d’être accusé d’anachronisme. Quoique récemment Nicole Pellegrin ait inclu Christine de Pizan dans son anthologie d’écrits féministes et que Françoise Autrand (2016) se soit demandée si Christine de Pizan est l’arrière-grand-mère des féministes.

Quoi qu’il en soit Christine de Pizan est une pionnière de la civilisation : c’est la première femme-écrivain. Et son œuvre est un plaidoyer en faveur des femmes.

Bibliografía

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(2006) : Le Livre des trois Vertus, trad. Liliane Dulac. REGNIER-BOHLER Danielle (dir.), Voix de femmes au Moyen Âge. Savoir, mystique, poésie, amour, sorcellerie, XIIe-XVe siècle. Paris : Robert Laffont.

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1 Voir Les trois Vertus apparaissent à Christine, Le Livre des trois Vertus, BnF, Ms n. A. Fr. 25636, fº 2vº.

2 Voir Christine dans sa petite “estude”, Les Cent Ballades, Londres, British Library, Ms Harley 4431, fº 4rº ou encore Christine au travail, Le Livre de la mutacion de Fortune, Paris, BnF, Ms fr. 603, fº81 vº.